L’objectif poursuivi dans le cadre présent sera d’étudier la manière dont l’Afrique se positionne dans le monde, à travers une pluralité d’objets et d’approches. Avant d’indiquer les principales orientations y envisagées, il convient de stabiliser la terminologie usuelle de « L’Afrique dans le monde ». Cette terminologie semble à l’abord équivoque. Elle présupposerait une distinction de l’Afrique avec le reste du monde, avant toute investigation. Cela constituerait probablement un manque de cohérence, en l’absence d’une unité de comparaison pertinente. Elle serait par ailleurs une source de mécomptes. Loin d’être homogène, l’Afrique est hétérogène, voire plurielle. Aussi la terminologie « Les Afriques dans le monde » paraîtrait-elle mieux indiquée, au point de constituer depuis le 1er janvier 2011 un label savant : « Les Afriques dans le Monde » (LAM), le laboratoire de Sciences Po Bordeaux. En outre, elle imposerait un positionnement épistémologique clair, en regard de l’usage auquel cette terminologie fait l’objet dans la science politique africaniste précisément : « L’Afrique dans le monde : une histoire d’extraversion », selon l’intitulé de l’article de Jean-François Bayart (1999). L’usage de cette terminologie serait également susceptible de limiter la réflexion sur l’Afrique à tout ce qui s’y joue en ce moment (la pandémie du Covid-19 et le terrorisme transnational en l’occurrence). Cela illustrerait sans doute un fait incontestable : ce continent-là ne se situe pas hors du « temps mondial » (selon l’expression de Zaiki Laïdi), ni hors du monde international – a contrario de l’image d’une Afrique « restée fermée, sans lien avec le reste du monde » chez Hegel (1965). L’emploi de la terminologie « L’Afrique dans le monde » pourrait aussi permettre de saisir l’Afrique à partir d’une perspective historique : soit une histoire sur le long terme comme le ferait Cathérine Coquery-Vidrovitch (2012), dans la continuité des travaux de Cheikh Anta Diop ; ou une histoire relativement récente, notamment dans le prolongement de l’analyse de Philippe Hugon (in « L’Afrique dans la mondialisation », 2005). 

Fort de ce qui précède, il importe d’indiquer que le changement de vocabulaire n’induit pas nécessairement un changement de perspective. L’usage de la terminologie « L’Afrique dans le monde » n’empêchera pas de cerner les positionnements de l’Afrique (ou des « Afriques » si on y tient), à travers la mise en perspective de la migration et mobilité transfrontalière d’abord (1), les conflits, guerres et sécurité ensuite (2), et les relations internationales africaines enfin (3).

Le couple conceptuel migration-mobilité transfrontalière pose des défis pratiques et théoriques.

En premier lieu, les défis pratiques

 La migration et la mobilité transfrontalière sont distinctes, au plan analytique. La migration induit un changement de résidence, selon la perspective tracée par Alan Simmons. Elle peut être cernée à partir des tendances lourdes : le nombre de migrants internationaux d’Afrique atteint 34 millions en 2015, dont près de la moitié sont des femmes; le nombre de déplacés internes atteint plus de 65 millions de personnes durant la même période, selon les données des Nations Unies (2015); la majorité des migrants internationaux en Afrique subsaharienne (89%)  originaires de la région où ils résident, selon les Perspectives des migrations internationales (OCDE, 2019); et le nombre des migrants subsahariens, une minorité du « stock » de la population étrangère en France, soit 12% en 2004 (Beauchemin & Lessault, 2014).

Quoique les pratiques de ceux qu’on appelle les « migrants pendulaires » ou « travailleurs frontaliers » présentent une caractéristique en termes de changement de résidence, leurs activités restent ancrées dans les espaces nationaux différents (la zone frontalière). La mobilité transfrontalière désigne des formes de voyage d’un pays à l’autre, selon Philippe Hamman (2010). Toutefois, au plan opérationnel, migration et mobilité transfrontalière sont traitées de manière identique :

  • Soit comme des sources de tensions internationales : La politique d’externalisation des frontières extérieures de l’Union Européenne face à l’ « invasion africaine » (De Haas, 2008);
  • Soit comme des instruments du développement à l’échelle globale, à l’exemple des idées développées dans le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières adopté les 10 et 11 décembre 2018 au Maroc.

En second lieu, les défis théoriques

La substitution progressive du terme de migration par celui de la mobilité (transfrontalière) est  fondée sur une vision étriquée des « dynamiques du développement en Afrique » (UA\OCDE, 2018). Cette vision est devenue fréquente dans les sphères politiques et dans la recherche, au point où Pellerin (2011) y voit un « changement de paradigme dans la gestion migratoire ». Les politiques migratoires régionales visent ainsi à faciliter les « conditions inédites de gestion migratoire » en Afrique : Promouvoir l’économie du tourisme avec l’introduction d’un passeport commun à tous les Africains en juillet 2016, au niveau de l’Union Africaine. Ces politiques semblent  axées sur la recherche d’une plus grande productivité des économies africaines, en vue de la mise en place d’un marché commun africain. Le paradigme de la mobilité, selon les mots de Papademetriou (2008), sert également de prétexte à l’instauration de nouvelles modalités de mouvements et d’insertion des petits commerçants transfrontaliers au sein des mécanismes institutionnels des pays africains : 70% de leurs activités étant informelles (UA\OCDE, 2018). Par conséquent, l’économie politique des migrations mérite un grand intérêt pour la recherche en Afrique.    

La distinction classique entre les conflits, entendus comme des relations entre plusieurs personnes poursuivant des buts incompatibles (Aron, 1962)  et les guerres, au sens de conflits armés entre groupes organisés (Wright, 1971) a perdu sa pertinence. Cela est notamment dû à la nature fluide des conflits armés. Au moment où les différentes formes d’insécurités fragilisent les groupements politiques organisés, les systèmes de sécurité sont loin de répondre à toutes les attentes citoyennes. 

Systèmes de sécurité en questions      

L’irruption des sociétés privées de service de sécurité oblige à prendre en considération les acteurs marchands ou miliciens dans l’analyse des conflits armés (de Montclos, 2010). Les autorités publiques locales recourent aux groupes d’autodéfense pour combler le vide sécuritaire. Les milices constituent ainsi les forces supplétives des armées régulières ravagées après plusieurs années de conflits armés, comme au Sud du Soudan (Marchal, 1989). La guerre contre le terrorisme encourage les armées à s’investir de plus en plus dans la sécurité intérieure (Foucher, 2016), au point de reconfigurer le champ de la sécurité en brouillant la distinction entre forces armées et forces de police. La privatisation de la violence publique fait l’objet de débats (Mukulu, 2014). D’aucuns y voient l’indice d’une recomposition du paysage urbain et d’une forme de gouvernance publique locale (Bénit-Gbaffou, Fabiyi & Peyroux, 2010), ou le mode d’une « gouvernance démocratique » ; c’est-à-dire l’extension des libertés publiques (Manirakiza, 2017). D’autres en parlent plutôt en termes d’ « effondrement » des États postcoloniaux (Zartman, 1997) même si, dans une large partie, les carences structurelles des systèmes de sécurité de ces États-là datent de la période coloniale (Mbembe, 1992).  Les forces publiques, centres des systèmes de sécurité (Vitalis, 2004), font face à de nombreux défis : budgets limités, effectifs des professionnels de sécurité réduits, corruption, etc. La paix et la sécurité sont compromises dans la durée, d’autant plus que les agents de la sécurité créent l’insécurité dans la réalisation de leur mission de sécurité publique (Lumumba-Kasongo, 2017). Outre cette dimension conjoncturelle des systèmes de sécurité, les limites de ceux-ci émanent aussi des manières de penser, qui sont fort éloignées de la réalité sur le terrain (Bagayoko, Hutchful & Luckham, 2016). Ces manières de penser occultent le fait que les systèmes de sécurité s’inscrivent dans les cadres informels, et non dans les mandats officiels (Ébo, 2007).  Il y a certainement une nécessité de prendre en compte les contextes dans lesquels les systèmes de sécurité sont mis en place, afin de déterminer les points d’ancrage susceptibles d’accueillir (Bryden & N’Diaye, 2011) ou de bloquer la réforme des systèmes de sécurité (RSS) en contexte africain. La saisie des systèmes de sécurité concrets permet donc de décrire en profondeur les relations de guichet au travers desquelles les « petits » agents de sécurité ajustent les règles formelles de sécurité en fonction des intérêts en présence. 

Nature fluide des conflits armés

Le droit international humanitaire distingue deux types de conflits armés : le conflit  international, désignant un conflit qui oppose deux ou plusieurs États ; et le conflit armé non international, renvoyant au conflit qui met en jeu les forces gouvernementales et les groupes armés non gouvernementaux, ou des groupes armés entre eux (Fleck, 1995). Or, dans la période actuelle, « le monde des conflits » est devenu à la fois « familier et inédit » (David, 2013). L’idée de « transnationalisation des conflits domestiques », ou d’« Hybrid Wars » à propos des stratégies prédatrices mobilisées contre l’Afrique (Andrew Korybko), aide à rendre compte de cette situation. Elle prend des significations différentes, en fonction des contextes : une armée régulière contre un mouvement insurrectionnel (Nord-Ouest et Sud-Ouest du Cameroun, en l’occurrence); la guerre régionale contre le terrorisme transnational (conflit sahalo-sahélien notamment). L’Afrique apparaît comme « la région du monde la plus affecté par les conflits armés ou des crises politiques porteuses de germes de guerre » (Ayissi, 1994). En fait, entre 1990-2001, 19 conflits armés ont été localisés dans 17 pays ; le conflit armé entre l’Éthiopie et l’Érythrée constitue le seul conflit à être considéré comme un conflit armé international (Hugon, 2006). Inscrire les conflits armés dans un processus de transnationalisation (la présence des Combattants terroristes étrangers ; l’allégeance des groupes locaux en conflit envers des groupes terroristes internationaux ; etc.) est néanmoins discutable.  Puisque la logique transnationale ne suffit pas à faire comprendre ces conflits, dans leur complexité. L’analyse des conflits, des guerres et de la sécurité reste donc largement à faire.

Il y a l’absence d’un minimum de consensus autour du contenu des relations internationales africaines. Il en est ainsi des manières de penser les relations internationales africaines, comme des manières de penser relations internationales classiques (Robert, 1998; Bergès, 2008; Chun, 2017), à tel point que certains y voient une « illusion paradigmatique » à l’œuvre (Martres, 2008). Ce qui caractérise les relations internationales africaines c’est non seulement leur affirmation comme un univers de savoirs légitimes, mais aussi une pluralité de regards.

Affirmation d’univers de savoirs légitimes 

Les relations internationales se sont constituées dans une large mesure, en méconnaissant l’Afrique comme un objet d’étude pertinent (Sindjoun, 1999). Les relations internationales africaines sont porteuses d’un projet intellectuel visant à réhabiliter l’Afrique dans les études des relations internationales. Elles permettent en outre de penser les relations internationales classiques en de termes renouvelés, en les inscrivant soit dans une perspective de la mondialisation (Colin & Spinoza, 2012), ou dans une perspective africaine commune (Mballa, 2017). Les présupposés théoriques des relations internationales africaines sont loin d’être unanimement admises. En partant de la sociologie de la connaissance, comme matrice centrale des relations internationales africaines (Sindjoun, 2002), il ne s’agit pas seulement d’adopter une posture réflexive (Sindjoun, 1999) mais aussi d’accorder la primauté aux réseaux d’interdépendance (Sindjoun, 2002 ; 2004). Sans avoir la prétention intellectuelle de subsumer les cadres analytiques des relations internationales à partir de concepts médiateurs comme « la configuration » (Sindjoun, 2002), d’autres schèmes analytiques de l’Afrique dans les relations internationales africaines ont été également mobilisés :

  • une « analyse philosophique-politique » des relations internationales africaines qui, en soulignant « les ambiguïtés de la modernité politique en Afrique », met en évidence « les opportunités de la postmodernité politique » du continent africain   (Yinda, 1999) ;
  • une  évaluation critique de la place et de l’influence des valeurs éthiques dans une « politique internationale africaine », qui reste fondée sur le « jeu réaliste des États » (Chouala, 2006).

Pluralité de regards Les relations internationales africaines font référence à une pluralité de regards. Elles prennent le format d’une bibliographie annotée de sept cent soixante- un travaux effectués durant vingt années de recherche à l’Institut des Relations Internationales du Cameroun, entre 1972 et 1992 (Pondi, 1993). A ce titre, les relations internationales africaines sont traitées à partir de quatre principales thématiques : la politique et la diplomatie des pays africains ; les aspects régionaux de cette diplomatie ; les organisations internationales ; et l’environnement international (Houndjahoue, 1994). Les relations internationales africaines prennent également le format d’une synthèse articulant deux études complémentaires : l’étude portant sur les relations interafricaines d’une part ; et l’étude sur les relations entre l’Afrique et le reste du monde d’autre part (Gonidec, 1996). Des développements les plus importants sont ainsi consacrés à la présentation des acteurs des relations internationales africaines et à l’exposé des défis auxquels l’Afrique fait face dans le monde, et une place marginale est accordée à l’effectivité (ou l’ineffectivité) du droit international africain (Marchesin, 1998). Sur ce point précis, l’on comprendra la raison pour laquelle le rapport conceptuel entre diplomatie et relations internationales constitue un axe thématique de la Revue Afrique contemporaine. Tout cela n’est pas sans rappeler l’intérêt manifesté à l’égard du « système diplomatique africain » à la première décennie des indépendances des États africains (Kontchou Kouomegni, 1974 ; 1977). Les relations internationales africaines traduisent l’inconfort de l’internationaliste face à une réalité internationale mouvante ; elles sont de l’ordre d’une quête inachevée de sens, comme l’eut dit Karl Popper. Aussi mériteraient-elles d’être mieux documentées.